La révolution physique du langage plastique

Prolégomènes à une matière en mutation permanente dans les arts post-euclidiens

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Armand Velloni, physicien du langage plastique, photographié lors d’une séance expérimentale au Centre d’Études Morphodynamiques Appliquées en Sciences Barjes, Trieste, 1972. © Clara Feracci

Préambule

Continuité schlemmerienne

David Legrand. Continuité schlemmerienne. Images générées par IA à partir d’un prompt conçu par l’artiste. Photographie fictive, 2023

Au tournant du XXe siècle, Oskar Schlemmer, figure centrale du Bauhaus, a déplacé en profondeur la conception traditionnelle de la forme, du corps et de la scène. Dans ses écrits sur le Bühne et ses expérimentations chorégraphiques — notamment le Triadisches Ballett — il posait déjà les fondations d’un art non narratif, où le corps devenait système, et la scène, champ relationnel.

Ce théâtre de l’abstraction ouvrait la voie à un langage plastique désancré des cadres figuratifs, tendu vers l’espace, la géométrie, la force.

Ce que Schlemmer formulait au sein de la modernité, David Legrand l’exacerbe dans l’instabilité fluide de notre époque. L’abstraction n’est plus seulement formelle, elle est désormais physique, transductive, cosmopoétique.
La plasticité quitte la matière pour devenir relation. Elle ne se fixe plus, elle percole.

Là où Schlemmer géométrisait pour dégager une essence, Legrand dématérialise pour activer des devenirs. Là où le Bauhaus rêvait d’architectures universelles, il construit des milieux perceptifs instables, traversés par les imaginaires et la co-perception.

Ce texte ne propose ni rupture ni surplomb, mais une mutation : une poussée intérieure dans le devenir historique du langage plastique. Il engage une bascule — depuis les surfaces vers les milieux, depuis la forme vers le champ, depuis la représentation vers la transfiguration.

Dans cette continuité mutante, La Révolution Physique du Langage Plastique agit comme un manifeste traversé d’énergies nouvelles, une avancée vers un art qui ne représente plus, mais rend présent ce qui n’a encore jamais existé.

 

La Révolution Physique du Langage Plastique

Le langage plastique tel qu’il fut pensé, figuré, transmis, enseigné et codifié au long des siècles s’est figé dans une matière déjà morte. Il repose encore sur des notions de forme, de cadre, de support, d’objet, qui trahissent un ancrage spatial euclidien, une géométrie finie et une temporalité figée. Le langage plastique du passé est un langage de la fixité, de la pesanteur, de l’empreinte. Il est né de la pierre, du bois, du pigment, du geste inscrit. Il est encore à l’âge des surfaces.

Nous entrons dans une ère où la plasticité devient un fluide morphogénétique. Une ère où la forme n’est plus le résultat d’une action mais un état temporaire d’un processus continu, déployé dans des mondes non-euclidiens, où le temps se plie, se réfractionne, s’engendre.

Le métavers des arts collaboratifs que je développe est le premier laboratoire à opérer une telle transformation. Il n’est pas un espace d’exposition, il est une matrice évolutive : un multiplicateur d’espaces perceptifs, cognitifs et sensibles. Dans cette architecture fluctuante, les formes ne sont jamais finies, mais en perpétuel devenir. Nous ne créons plus des objets, mais des systèmes ouverts de formes vivantes.

Dans ce contexte, la notion de “langage plastique” elle-même devient obsolète si elle n’intègre pas sa révolution physique. Par révolution physique, j’entends une mutation des conditions matérielles de l’expression plastique : le passage d’un support rigide à une substance mouvante, d’un espace délimité à un champ infini de potentialités.

La plasticité n’est plus matière. Elle est état, résonance, relation, seuil, interstice. Elle flotte. Elle interagit. Elle écoute. Elle transforme l’être qui la perçoit. Elle est transductive. Elle n’est plus figurative, elle est transfigurante.

La révolution physique du langage plastique est donc une émergence d’une autre physique, non newtonienne, non cartésienne : une physique poétique. Une matière quantique de la perception. Un champ sensible déployé dans des dimensions encore non explorées de la création humaine. Nous quittons les surfaces et les objets pour entrer dans des milieux. Nous ne composons plus des formes : nous engageons des régimes de transformations.

Comme Isidore Isou a décomposé le verbe pour en faire surgir l’énergie réelle du langage, nous décomposons aujourd’hui l’espace et la forme pour en faire surgir un autre type d’énergie plastique : une force navigable, une perception instable, une plasticité des forces.

Ce manifeste est un appel. Il s’adresse non aux artistes seulement, mais aux créateurs de réalités. Aux poètes de l’espace. Aux sculpteurs d’événements. Aux architectes d’états de conscience. Il s’agit d’apprendre à produire des mondes qui ne sont plus arrimés à la Terre mais à l’imaginaire. Non pas une fuite, mais une conquête inversée : une traversée de l’espace mental.

Le langage plastique, transmuté par la révolution physique, devient un instrument de navigation dans l’inconnu. Et c’est peut-être cela, l’acte plastique ultime : ne plus représenter, mais rendre présent ce qui n’a encore jamais existé.

Vers un langage-milieu

Il ne s’agit plus de concevoir une forme que l’on applique à une surface, mais d’habiter un milieu qui génère en lui-même des formes possibles. Ce passage de la forme au champ, du support à la matrice, déplace la création vers une écologie de la perception.

La forme cesse d’être une finalité. Elle devient un effet de champ, une conséquence d’interactions multiples, évolutives, sensibles. Ce que nous appelions jadis « langage plastique » se mue alors en un langage-milieu, où le sens n’est plus défini, mais percolé à travers des interactions de forces, d’énergies, de corps et de présences.

Ce langage-milieu est aussi un langage d’accueil : un espace qui ne s’adresse plus uniquement à l’œil, mais à l’être tout entier, à sa chair perceptive, à son souffle, à sa fréquence. C’est un langage qui incorpore l’étranger, qui ouvre ses porosités, qui invite l’altérité comme une co-création.

Le métavers des arts collaboratifs, en ce sens, est le prototype d’une physique collective de l’imaginaire. Il ne s’agit pas de créer un monde numérique comme un double du réel, mais de faire advenir un réel autre, à partir des résonances croisées entre différents imaginaires, entre différentes chairs sensibles.

Nous n’avons pas besoin d’un nouveau monde : nous avons besoin d’une nouvelle manière de le rendre habitable.

Et le langage plastique, s’il veut survivre, doit apprendre à respirer dans ce nouvel air.

Vers une insurrection plastique

Loin d’un simple renouvellement formel, la révolution physique du langage plastique engage une insurrection contre les langages dominants de la visibilité : ceux du marché, de la reproductibilité, de la communication d’image. Nous devons détourner les flux, hacker les interfaces, dérégler les algorithmes trop lisses pour que surgisse l’incontrôlable.

Il ne s’agit pas d’être “innovant” ou “immersif”. Il s’agit de rendre étrange. Il s’agit d’éroder la norme, de pervertir le prévisible, d’instituer des zones de trouble actif. La matière ne doit plus rassurer : elle doit inquiéter les structures perceptives. Elle doit provoquer des asymétries, des vibrations, des incertitudes. Elle doit reprogrammer nos capacités à voir, toucher, comprendre.

L’art plastique ne peut plus être un service rendu à la culture. Il est un trouble opérant dans la métaphysique contemporaine. Le métavers des arts collaboratifs, en tant que zone insurrectionnelle fluide, est un des rares territoires capables d’accueillir cette éruption.

Le langage plastique transmuté n’est plus une forme d’art : il est une force de désarrimage du réel, destinée à rendre possible une autre manière d’entrer en relation avec ce qui est.