The Grotesque Dialogue
Sur la clairvoyance et l’aveuglement
(L’un se prend pour BRUEGEL, l’autre pour BRECHT.)
BRECHT
Parler, je ne peux plus, mais je peux chanter des paroles incompréhensibles.
BRUEGEL
Voilà un commentaire tragique… Comment lâcher l’écriture ?
BRECHT
Vas t’extraire de la culture. La vie n’est pas issue de la compréhension.
BRUEGEL
Ce qui m’intéresse dans ce projet, c’est de montrer qu’il n’y a pas de véritable histoire de l’art,
mais qu’une personne crée l’histoire à partir de lui uniquement.
C’est ça, le mythe.
BRECHT
C’est c’qui nous rend si con !
BRUEGEL
Qu’est-ce qu’un contrat de non-concurrence ?
BRECHT
Une lutte de la pensée avec la pensée. Voilà le tragique !
BRUEGEL
Mais pire : quand il n’y en a pas. La culture nous sépare, Bert !
Moi, j’suis comme toi avec la culture, avec la culture j’suis comme toi : j’suis con.
BRECHT
L’âme existe donc. Celui qui ne sait plus parler, qu’il chante.
Celui qui ne sait plus chanter, qu’il geigne.
BRUEGEL
La nouvelle peinture est filmique !
Je peins la langue de la vue avec ma petite caméra numérique.
C’est de cela qu’il s’agit !
Mais demain, celui qui ne peut plus peindre, qu’il filme !
BRECHT
Quand, hors la vie, un peintre prend une caméra
et saisit comment la vie est ressentie sans culture, c’est…
BRUEGEL
…C’est dangereux !
C’est comme jeter un éperlan ou un églefin pour attraper un cabillaud.
Franchement, là d’où je filme, ça va te plaire.
BRECHT
Eh, le drôle, dans quoi on s’immerge ?
Les hommes ne connaissent plus la terreur.
Ils vivent en dehors de la terreur, en dehors de l’expressivité.
Mais l’enfer est là.
La catastrophe est là.
La guerre est là.
Pire : la paix – à savoir la passivité – est là.
BRUEGEL
À part les vieux, les malades, les chômeurs, les employés et les pauvres,
personne ne se sent menacé.
BRECHT
Je crois seulement que ceux qui ont le sens du tragique
sont peu nombreux sur la terre.
Surtout ceux qui ont aussi le courage de le vivre.
BRUEGEL
En ce moment, les artistes ont une vision très faible,
plus faible que n’importe quel habitant.
BRECHT
Pourtant un drame épique s’ouvre à vous,
si, comme moi, on voit l’état actuel des choses
comme le résultat d’une paralysie des consciences.
BRUEGEL
La cause est mentale !
Ce qui fait que des êtres ne cessent de se croiser
au seuil du conflit et de la fraternité est mental.
J’ai représenté cet état de choses dans Les Proverbes flamands.
Et maintenant que je fais un film sur les pré-visions de mes tableaux,
je m’aperçois que nous y sommes : fixés au seuil de tous rapports !
BRECHT
Lâche-moi avec tes conclusions sur ton art !
BRUEGEL
Non.
Malgré la confusion des époques, il n’y a pas de confusion du sens.
Les gros poissons mangent toujours les petits.
BRECHT
Et tu penses que c’est une coïncidence ?
Mis à part la technique, rien n’a changé.
Tes proverbes reflétaient déjà la contradiction d’un monde
qui veut empêcher l’homme de créer ses propres liens,
en feignant l’absence de trouble social.
Mais si je les observe de plus près,
je vois encore que l’espace de communication est blockiren !
BRUEGEL
Blockiren ?
BRECHT
Oui. Bloqué.
C’est la communication mondiale devenue l’illusion de la communication.
Alors tu dois savoir qu’avant tout art,
c’est la forme de tes observations qui m’intéresse.
Car ce n’est pas un hasard si, justement,
la seule chose qu’un artiste puisse encore faire,
c’est de pratiquer un langage qui simplement ne communique pas.
BRUEGEL
Il faudra quand même que quelqu’un dise un jour :
La clef de ma Prédication de Jean-Baptiste,
c’est la texture du tronc au premier plan.
BRECHT
Ma voix l’avait comprise quand elle disait :
maintenant cela devient délicat et difficile de parler d’un arbre.
BRUEGEL
Un chien ou un chat cherche un arbre pour pisser.
Écrire, c’est comme faire pipi.
Même si l’on pisse contre la lune, il faut savoir trouver son arbre.
Animal !
BRECHT
Si tu veux savoir écrire le dire,
n’utilise pas la culture mais le sentiment,
pour que ça devienne musical, qu’on l’entende avec les oreilles –
mais ce n’est pas systématique.
BRUEGEL
Eh, le vieux, je ne comprends plus rien.
BRECHT
Oui.
Il faut s’en prendre surtout aux façons de dire et d’écouter la poésie.
C’est-à-dire au texte.
User du mauvais parler.
BRUEGEL
L’écoute est sauvage, l’écoute experte.
L’œuvre ne vaut rien sans l’existence qui va avec.
Mes tableaux avaient quelque chose comme des vies retenues par l’art.
Mais ces présences retenues, je sais aujourd’hui qu’il faut les relâcher dans la vie.
BRECHT
Brûle-gueule !
Soyons sérieux.
À présent, quel espace ? Quel territoire permet de reconnaître
que tes peintures furent des contradictions ?
BRUEGEL
Ça…
C’est les plans qui restent à faire.
BRECHT
Là, je n’ai plus besoin du langage de Brecht.
J’ai besoin du langage de Berthe.
BRUEGEL
C’est qui, Berthe ? Bert ?
BRECHT
Ton arrière-grand-mère.
Décembre 2004